Migration illégale et traite des êtres humains : Note sur le Tribunal spécialisé de Lutte contre l’Esclavage, la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants

Contexte et perspectives
La création de la Cour pénale spécialisée dans la lutte contre l’esclavage, la traite des personnes et le trafic illicite de migrants constitue l’aboutissement d’un long processus national, fondé sur une volonté politique affirmée, une quête continue de justice et de droits humains, et une démarche juridique et scientifique rigoureuse. Ce projet s’est nourri d’une évaluation participative des pratiques officielles et sociétales autour des séquelles de l’esclavage, de ses effets résiduels et de ses implications sur la société, à la lumière de l’histoire du pays et de son environnement régional.
La modernisation, la transformation et la consolidation de cette juridiction spécialisée s’inscrivent dans la mise en œuvre concrète du Document national pour la réforme du système judiciaire, fruit d’un consensus national inédit.
Dans le but d’élargir les compétences de cette juridiction aux infractions de traite des personnes et de trafic illicite de migrants — prévues par la loi n° 039/2024 publiée au Journal officiel le 30 octobre 2024 -il est essentiel de revenir brièvement sur l’expérience antérieure, d’en tirer les enseignements, de souligner ses réussites et ses limites, et d’envisager les perspectives pour assurer l’efficacité du nouveau mécanisme.
Depuis sa fondation, la Mauritanie est confrontée au défi des crimes liés à l’esclavage. Une étape importante fut franchie dans les années 1980 avec la reconnaissance officielle de l’esclavage comme une pratique illégale, bien que cette décision n’ait pas été accompagnée à l’époque de mesures répressives concrètes. Il s’agissait toutefois d’un signal politique majeur.
Le premier véritable pas juridique fut l’adoption d’une loi spécifique criminalisant l’esclavage, définissant ses formes et organisant sa répression. Cette loi a été renforcée en 2015 par la loi n° 031/2015, qui a introduit d’importantes réformes procédurales et substantielles, aboutissant à la création de tribunaux spécialisés composés de trois cours criminelles. Ces juridictions, compétentes exclusivement pour les crimes d’esclavage, venaient pallier les limites du traitement de ces infractions par les juridictions de droit commun.
Par ailleurs, les révisions constitutionnelles de 2012 et 2017 ont inscrit les pratiques esclavagistes au rang de crimes contre l’humanité, imprescriptibles. Cette évolution marque une avancée significative dans la reconnaissance des droits des victimes et dans la lutte contre l’impunité.
L’expérience des juridictions spécialisées a permis à de nombreuses victimes de faire valoir leurs droits et d’obtenir justice, tout en assurant un effet dissuasif grâce aux poursuites engagées et aux sanctions prononcées dans le respect des droits de la défense et des normes du procès équitable.
Après plus de neuf ans d’application, l’évaluation de cette expérience, menée dans le cadre de la réforme judiciaire, a mis en lumière la nécessité d’élargir le champ d’action de ces juridictions à d’autres infractions connexes, en particulier la traite des personnes et le trafic illicite de migrants. Ces crimes, tout comme l’esclavage, portent atteinte à la dignité humaine et constituent des entraves majeures au développement.
L’analyse approfondie de l’expérience passée a conduit à une conclusion claire : la rationalisation des efforts humains et matériels dans ce domaine nécessite la création d’une juridiction unique à compétence nationale, spécialisée dans les crimes portant atteinte aux droits humains et à la dignité humaine. Une telle centralisation favorise l’unification de l’interprétation judiciaire, le développement d’une jurisprudence cohérente, et une expertise renforcée.
En vertu de la nouvelle loi, la Cour est dotée d’un parquet représenté par un procureur, d’un pôle d’instruction dirigé par un juge d’instruction compétent, et d’une formation de jugement présidée par un juge unique pour les délits, ou par une formation collégiale de trois juges pour les crimes punis de plus de cinq ans de prison.
Cette réforme traduit une prise de conscience législative et une volonté politique renouvelée de renforcer la lutte contre les crimes d’esclavage et leurs équivalents modernes. Elle vise à garantir une justice plus efficace, respectueuse des droits fondamentaux et des standards du procès équitable.
L’extension de la compétence de cette Cour aux crimes de traite des personnes et de trafic illicite de migrants constitue un ajout majeur, tant en raison de leur gravité que de leur lien étroit avec les droits humains fondamentaux. Ces infractions représentent un défi sécuritaire, économique et social majeur pour le pays. Le consensus national ayant permis l’adoption de la loi n° 039/2024 témoigne de l’adhésion des acteurs étatiques et non étatiques à cette vision ambitieuse.
La nouvelle loi traduit également l’engagement des autorités judiciaires et des forces de sécurité à intensifier les efforts pour prévenir, réprimer et réduire ces crimes. Leur impact sur la sécurité juridique et sociétale, sur l’économie, ainsi que sur les services publics est considérable. À titre d’exemple, les estimations officielles indiquent que les migrants illégaux-notamment les jeunes originaires des pays sahéliens-représentent près de 10 % de la population nationale.
L’ensemble des dispositions de la loi n° 039/2024 font de cette Cour spécialisée un instrument juridique pertinent et robuste. Elle offre un cadre procédural et substantiel garantissant les droits humains, l’efficacité de la réponse judiciaire, la célérité dans le traitement des affaires, et le respect des engagements internationaux de la République Islamique de Mauritanie.
Pour que cette juridiction exerce pleinement ses attributions sur l’ensemble du territoire national, deux conditions s’imposent :
- D’une part, un soutien accru de la part des partenaires nationaux et internationaux.
- D’autre part, une allocation budgétaire suffisante au profit du ministère de la Justice, garantissant un déploiement effectif et rapide des structures prévues par la loi, notamment les crédits nécessaires à son fonctionnement conformément à la loi n° 039/2024, portant création de la Cour (….), afin d’assurer sa présence effective et en temps réel sur l’ensemble du territoire national, lui permettant notamment de tenir, si nécessaire, des audiences foraines, rapprochant ainsi la justice du justiciable.
Le Président de la Cour
Cheikh Sidi Mohamed Cheina