Allocution à l’adresse à la délégation des experts de la Banque Mondiale
Excellence Messieurs les Experts ;
Sur les visages, vous avez certainement lu des expressions interrogatives, d’anxiété et d’inquiétude, mais certainement aussi la joie des populations qui vous accueillent, honorées de recevoir les hôtes de marque que vous êtes.
Pour les populations du Hebbiya et du Yirlaabe, vous êtes venus répondre à notre appel au secours, avec le souhait que votre visite nous aidera à en finir avec ce que nous estimons être une injustice majeure, qui porte sur nos terres de culture, seule source de revenus des hommes et des femmes de cette contrée, et ce depuis des siècles.
A travers votre délégation, nous saluons la Banque Mondiale, institution qui œuvre pour le progrès de l’humanité dans son ensemble, à travers tous les pays et continents.
Votre visite, il faut le souligner, est un acte fort qui montre, s’il en était besoin, la sagacité de votre institution. En plus de soutenir les projets initiés par les pays, elle veille à leur bonne exécution, en rappelant à tous le nécessaire respect des principes et normes qui gouvernent ses interventions à travers le monde.
Convaincues que votre oreille attentive ne manquerait pas de saisir notre cri du cœur, nous, populations du Hebbiya et du Yirlaabe, propriétaires des terres de la cuvette de Koylal, sommes heureux de vous recevoir, et de pouvoir vous apporter des clarifications sur les appréhensions majeures qui sont les nôtres, relativement au projet objet de votre mission.
Au point de départ de ce « projet », se trouve la crise politique et sécuritaire de la période 1989-1991, communément appelée « les Evènements », et qui a lourdement impacté sur la vie de nos populations, avec d’innombrables violations des droits de l’homme, en termes d’exécutions extra-judicaires, de déportations organisées, d’expropriation de terres et de bétail, et autres traitements dégradants dont nous préférons faire l’économie, par désir de ne pas rouvrir des plaies qui peinent à se cicatriser, trente ans après.
Les populations du Hebbiya & Yirlaabe ont eu leur part de cette période ô combien douloureuse, dont l’une des manifestations a été l’accaparement d’une partie de leurs terres de culture, en violation fragrante de l’ordonnance 83-127 du 05 Juin 1983 portant réorganisation foncière et domaniale qui stipule en son article 2 que : « l’Etat reconnait et garantit la propriété privée qui doit, conformément à la Charia, contribuer au développement économique et sociale du pays ».
C’est dans cet environnement que s’est inscrite l’implantation par l’Etat « d’une colonie » dans la plaine de Koylal, au profit de compatriotes Haratines rapatriés du Sénégal, contre le gré des propriétaires des lieux. C’est du reste l’occasion de rappeler que Koylal a été le premier site d’habitation des populations de Feralla, avant que les grandes crues des époques passées ne remodèlent notre espace vital dans sa configuration actuelle.
La « colonie » en question fut dénommée « Ibn Khaldoum », historien et démographe de grande renommée certes, mais aussi personnage plus que controversé, au vu de ses écrits plus que méprisant sur les Noirs, dans son ouvrage de référence qui a pour titre « Muqaddima». Oui ! A la volonté de nous déposséder de nos terres, se greffait aussi celle d’effacer un aspect de notre identité, Koylal, « s’habillant » du nom d’un natif de l’actuelle Tunisie, d’une famille andalouse ayant une très lointaine origine yéménite.
Le projet ainsi dénommé était destiné à des compatriotes Haratines, rapatriés du Sénégal, suite à la crise politique et sécuritaire dont j’ai parlé tantôt, compatriotes qui avaient leurs propres terres ou zones de culture tout autour de leurs villages d’origine, notamment Bouchama, Mbeydiya et autres campements beaucoup plus au nord d’ici.
Ceux qui ont été ainsi installés par l’Etat dans la cuvette de Koylal furent pourvus en armes, afin d’impressionner et tenir à distance nos parents, et surtout les dissuader de toute velléité de réclamer la restitution de leurs biens. Ainsi, « Ibn Khaldoum » a été aussi une volonté de mettre en opposition nos populations avec des compatriotes Haratines, avec lesquels il n’existait auparavant aucune relation conflictuelle.
Après à peine trois ans d’une exploitation calamiteuse et sans rendement probant, les « bénéficiaires » finirent par abandonner d’eux-mêmes le projet, et quittèrent les lieux pour d’autres localités et d’autres activités.
Depuis deux ans, l’histoire semble se répéter, sous la bannière des activités du programme PARIIS de la Banque Mondiale, dans le cadre de son initiative de réhabilitation des anciens périmètres irrigués. Selon les informations qui nous sont parvenues via divers canaux, une coopérative a été créée, agréée par l’État et nantie d’un titre foncier, pour cent soixante adhérents, mais toujours sur la base de l’acte originel d’expropriation de nos terres, amorcée une première fois en 1989.
De nouvelles actions d’aménagement ont ainsi été entamées sans notre consentement sur nos terres, que nous cultivions à chaque saison, et sur lesquelles nos populations s’apprêtaient à introduire des cultures de contre saison. Le mépris à notre endroit a été porté à son paroxysme par le passage en force des engins de l’entreprise chargée de réaliser les travaux, saccageant ainsi des pans entiers de nos semis, pour se frayer des pistes d’accès. C’est cette situation délétère que vous trouvez ici, Messieurs les experts de la Banque Mondiale.
Avec nos frères Haratines, nous entretenons les plus cordiaux rapports, et souhaitons qu’il en soit toujours ainsi. Mais, comme en 1989, nous ne pouvons nous résoudre à voir nos terres expropriées. Nos populations ne l’accepteront jamais, quel qu’en soit le prix à payer.
La Banque Mondiale a rappelé à bon escient quelques-uns des principes directeurs de ses interventions, dont la préservation de l’environnement et la protection des droits des communautés. Nous en sommes une, et réclamons la protection de nos droits, par l’arrêt immédiat d’un projet conçu et structuré sans nous, sur la base d’un acte de spoliation de nos terres. Cela passe aussi par un gel des financements qui lui sont dédiés par la Banque Mondiale. Cet aménagement par delà de son caractère politique ne répond à aucunes norme éthiques, sociologiques et environnementales, mais plus grave, elle est implantée au cœur d’une zone inondable et à la porte de l’affluent de Dirol qui inonde des milliers d’hectares du Hebbiya, du Yilaabe, du Lao jusqu’au Djinthiou à Boghé.
Nous prenons à témoin la communauté nationale, mais aussi la communauté internationale -en l’occurrence l’ONU, laquelle a déclaré l’expropriation foncière « crime contre l’humanité », sur ce péril qui plane sur nous et sur le devenir de nos enfants.
Notre demande à l’endroit de la Banque Mondiale est aussi et surtout de nous appuyer pour la réalisation du barrage de Dirol, dont l’impact serait un réel plus pour toutes les populations du Département, au-delà de chacun des villages qui le composent, des appartenances ethniques ou des statuts sociaux.
Distingués experts de la Banque Mondiale, les populations du Hebbiya & Yirlaabe vous disent merci pour votre visite, pour votre attention, pour votre écoute. Ces populations se tiennent à votre disposition pour toute question qu’il vous plaira de poser pour les besoins d’une juste et bonne compréhension du problème, objet de notre rencontre d’aujourd’hui. Très bon séjour parmi nous, et le moment venu, très bon retour parmi les vôtres.
Merci.
Feralla le 8 Mars 2021
Les Propriétaires des Champs de la Cuvette de Koylal /Dirol