Mohamedou Ould Slahi : « J’aimerais faire croire aux gens que je ressemble à Tahar Rahim »
MEE – Pour le Mauritanien, ancien prisonnier de Guantánamo et consultant sur le film Désigné coupable, le long-métrage qui sort en France mercredi 14 juillet, reflète fidèlement son expérience personnelle dans le centre de détention.
Dans une scène du film de Kevin Macdonald sur Guantánamo, Désigné coupable, le personnage principal est assis dans sa cellule froide et exiguë à l’intérieur de la tristement célèbre prison américaine à Cuba.
Tandis que ses gardiens entrent dans la pièce, Mohamedou ould Slahi, le véritable Mauritanien interprété dans le film par Tahar Rahim, éclate de joie. Avec ses geôliers, c’est en se tapant chaleureusement dans les mains qu’ils se saluent.
S’il n’y avait l’interprétation ardente par Rahim de l’humanité intacte de Slahi, cette scène aurait pu perturber le spectateur. Après tout, Slahi y était emprisonné sans motif et soumis à des tortures.
À l’inverse Slahi, par sa réaction face à ses geôliers, résume ce qui est au cœur de ce film qui s’attarde sur la bataille juridique entre l’avocat de la défense Nancy Hollander (Jodie Foster, qui a remporté un Golden Globe pour son interprétation) et le procureur militaire Stuart Couch (Benedict Cumberbatch).
Un agent d’al-Qaïda de « grande valeur »
Les autorités américaines savaient que Slahi avait autrefois juré allégeance à al-Qaïda et s’était battu pendant trois semaines contre les communistes soutenus par l’URSS en Afghanistan au début des années 1990 avant de rompre ses liens avec le groupe. Slahi assure qu’il n’a jamais été un ennemi combattant les États-Unis. Mais pour Washington, il devait être un agent d’al-Qaïda de « grande valeur » et a été considéré comme l’un des recruteurs du groupe.
Après les attentats du 11 septembre, Slahi a été arrêté en Mauritanie en 2001 et emmené à Amman, où il a été détenu à l’isolement pendant plus de sept mois. Les États-Unis l’ont ensuite déplacé vers la base aérienne de Bagram en Afghanistan et de là, il a été envoyé à Guantánamo.
Dans la prison, les gardiens avaient recours à la torture, se servant de techniques telles que la privation de sommeil, l’immobilisation dans des positions douloureuses et les menaces sexuelles contre sa mère, et l’écoute prolongée de morceaux de heavy metal à un volume insoutenable.
Après quatorze années passées en prison, il a été relâché sans qu’aucun motif ne soit retenu contre lui. Pendant cette période il a consigné son histoire dans ce qui allait devenir Les carnets de Guantánamo, un bestseller publié en 2015.
Inspiré de ce livre, le film de MacDonald rejoint une série de films en rupture avec la ligne de production de films hollywoodiens glorifiant les exploits de politiciens, d’espions et de soldats menant la soi-disant guerre contre le terrorisme.
À son apogée, Désigné coupable montre comment Slahi surmonte l’adversité de la torture et des traitements inhumains, sauvé au final par une lettre confirmant sa libération.
À cet égard, le film est plus qu’une simple fenêtre sur la procédure judiciaire ou un documentaire chomskyien sur les atteintes des droits de l’homme perpétrés par les Américains contre un innocent, c’est une histoire dont la cible de ses atteintes et leur expérience est le sujet.
Un rôle de consultant Comme The Road to Guantánamo de Mat Whitecross et Michael Winterbottom en 2006, Désigné coupable est focalisé sur la face cachée moins glamour de la guerre.
C’est là que les personnages masqués, étouffés et muets qu’on a fait parader vers leurs cellules en combinaison orange, les mains et les pieds enchaînés, peuvent faire entendre leur voix.
C’est Slahi, dans son rôle de consultant, qui a aidé les créateurs du film à apporter cette justesse aux images, et ses conversations avec Rahim qui ont contribué à donner une touche d’authenticité à son interprétation.
Se confiant à Middle East Eye, Slahi partage ce qu’il a vécu en suivant le film de sa conception au grand écran.
Middle East Eye : Comment avez-vous réagi à l’idée d’un film basé sur votre expérience à Guantánamo ?
Mohamedou Ould Slahi : Lorsque le livre est sorti, j’étais à Guantánamo et mon avocate, qui effectuait une de ses visites de routine, est venue me voir. Elle m’a expliqué que des producteurs – à savoir Lloyd Levine et Beatrice Levine, son épouse – voulaient porter le livre à l’écran. D’autres, dont Katherine Bigelow, étaient également intéressés, mais mes avocats ont choisi Lloyd Levine. J’ai dit oui. Qu’est-ce que vous vouliez que je dise d’autre ? C’était incroyable.
MEE : Dans quelle mesure avez-vous été consulté concernant le film ?
MOS : J’étais impliqué mais je ne suis pas un artiste, et c’est une œuvre d’art. Donc je n’ai pas interféré, ni donné de consigne – ce n’était pas mon rôle. Quand on me posait des questions, je répondais. Je leur ai raconté ce dont je me souvenais le plus. Je leur expliqué comment c’était.
On m’a refusé l’entrée sur le sol américain [pour la sortie du film] pas une mais deux fois. On m’a refusé mon visa par deux fois. C’était très frustrant, mais vous voyez le problème avec les États-Unis ? Ils ont un problème avec le monde. C’est la vérité nue et il faut faire avec.
Quand on a été à Guantánamo, on s’attend à ce que [les Américains] disent : « C’est horrible. Je suis désolé [de ce qui s’est passé]. Que pouvons-nous faire pour vous aider ? »
À la place, ils vous disent « Va te faire f*****. Si tu étais à Guantánamo, c’est que tu le méritais. » C’est le serpent qui se mord la queue.
MEE : Le film dépeint-il avec exactitude votre emprisonnement au camp de Guantánamo ?
MOS : Oui. J’ai toujours considéré Guantánamo comme une adaptation du film Le Peuple des ténèbres [un film d’horreur de 2002 sur les terreurs nocturnes].
Vous ne pouvez pas montrer ce qui s’est produit [à Guantánamo] à la télé – soixante-dix jours sans dormir. Soixante-dix jours, les premiers soixante-dix jours. Pas de sommeil. Mais le film est vraiment pas mal.
MEE : L’image du camp de prisonniers de Guantánamo dépeinte dans le film est-elle exacte ?
MOS : Oui, étrangement. Je me suis rendu sur le plateau du tournage en Afrique du Sud et c’était étrangement similaire.
MEE : Que pensez-vous de l’interprétation de Tahar Rahim ?
MOS : J’ai vu son film Un Prophète. Je savais que c’était un excellent acteur et j’ai aimé ce film. Tahar Rahim est très beau. J’aimerais utiliser sa photo de profil et faire croire aux gens que je lui ressemble.
Je ne suis pas un artiste, je ne peux pas juger son interprétation mais mon instinct me dicte que c’est un bon acteur. Je ne sais pas comment je bouge. Je ne sais pas à quoi je ressemble, ni comment je parle.
MEE : Qu’avez-vous ressenti en regardant le film ? A-t-il suscité des émotions particulières ?
MOS : Les psychiatres nous ont dit qu’il n’y avait aucune différence entre vivre un événement et s’en souvenir. C’est à peu près la même chose. Donc en regardant le film, j’ai bien évidemment été effrayé. J’ai commencé à avoir des suées. Et les passages violents, je n’ai pas pu les regarder. Il fallait que je m’éloigne ou… non, je ne pouvais tout simplement pas regarder.
MEE : Quelles sont les autres moments du film difficiles à regarder ?
MOS : Mon livre n’aborde que mon point de vue et ce que j’ai vu. J’étais surpris qu’il se passe autant de choses en coulisses. Ce qui m’a vraiment surpris, c’est l’idée que ces personnes de l’autre côté essayaient de me tuer. Ce n’est pas une idée très flatteuse, vous savez ? Et me tuer pour quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Vous venez et me tuez, juste comme ça ? C’était très éprouvant à regarder.
MEE : Voir Stuart Couch, interprété par Benedict Cumberbatch, finir par se retirer du procès en prenant conscience des vices de forme vous a-t-il réjoui ?
MOS : Oh, c’est un soulagement mais pas une victoire totale. Une victoire totale aurait été qu’ils reconnaissent que tout est faux, qu’ils ont tout inventé. Mais dans sa démission initiale, il était contrarié de l’absence de preuves contre moi. Et tout le monde est innocent jusqu’à preuve du contraire. Je ne sais pas quel genre de preuve il aurait pu consulter dont je ne savais rien moi-même. C’est très déconcertant pour moi, les gens sont condamnés pour des choses qu’ils n’ont pas faites.
C’est tragique mais l’Amérique est un grand pays, les Américains sont, dans l’ensemble, des gens bien. C’est ce que je pense, pour être honnête envers Dieu et moi-même.
Mais après les attentats du 11 septembre, le président Bush a affirmé que leur mode de vie, la démocratie et la liberté étaient attaqués. Toutefois, juste après les attentats, ils se sont mis à attaquer la liberté. Franchement, c’est très ironique.
MEE : Depuis que les États-Unis ont lancé leur « guerre contre le terrorisme », plusieurs films hollywoodiens ont promu un récit selon lequel Washington cherchait la justice. Qu’avez-vous ressenti en voyant ces films ?
MOS : J’ai lu quelque part que Top Gun était un parfait exemple de film de propagande. C’est un bon film et je l’ai regardé mais c’est de la propagande, je l’ai découvert plus tard.
Bien sûr, j’ai lu que les réalisateurs travaillaient également avec le Pentagone. Du moins, c’est ce que j’ai lu, mais c’est censé.
De même, le film Zero Dark Thirty est une autre œuvre de propagande manifeste. Ils ne s’embêtent pas à raconter l’autre version de l’histoire – à propos des gens qui sont morts, notamment les innocents qui sont morts sous la torture.
C’est très moche mais le film ne l’a pas montré. Le seul discours qui est mis en avant, c’est que vous pouvez torturer des gens pour en tirer des informations.
MEE : Certaines parties de votre histoire ont été mises en lumière dans ce film, comme l’amitié qui s’est nouée entre vous et votre gardien, Steve Woods. Y a-t-il d’autres parties de votre histoire que vous auriez souhaité voir portées à l’écran ?
MOS : Oui, je pense que j’aurais aimé qu’ils montrent l’angle canadien. Parce que ça montre le rôle honteux que le Canada a joué dans mon extradition et la torture que j’ai subie. J’avais immigré légalement au Canada et je méritais d’être protégé par les Canadiens. À la place, ils ont gobé tout ce que le gouvernement américain leur a dit.
De faux renseignements, nous savons que ce sont les renseignements qui étaient faux. Même les renseignements américains savaient que je n’avais pas participé au complot du 11 septembre.
Le gouvernement américain savait, de son aveu même, que je n’avais pas participé à la tentative d’attentat du « millennium bomber » [les Américains ont allégué que Slahi était impliqué dans une tentative d’attentat à la bombe à l’aéroport international de Los Angeles]. Mais le Canada a adhéré à cette fable. Et ils m’ont poussé sous les roues du bus.
La Jordanie aussi, parce que je veux que ce pays cesse de faire du mal à son propre peuple. Vous pouvez médire de l’Amérique autant que vous voulez. Mais qu’en est-il de nos régimes ? Quel genre de régime se tourne contre ses propres citoyens ? Quel genre de régime torture des détenus de leur propre pays ?
MEE : Que voulez-vous que les spectateurs retiennent du film ?
MOS : Que la démocratie fonctionne. Que l’État de droit fonctionne. Que la dictature ne fonctionne pas. Que la torture ne fonctionne pas.
Des segments de cette interview ont été édités par souci de clarté et de concision
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.