Le passif humanitaire et nous / Par Mohamed Vall Ould Bellal, ancien président de la CENI
Je souhaite dans ce posting provoquer un débat tranquille sur le passif humanitaire. Je n’ai nullement la prétention de suggérer des solutions, ni même des pistes de solution; mon objectif est tout simplement d’introduire une discussion franche et apaisée, en espérant provoquer une nouvelle initiative à propos dudit dossier.
Tout au long de notre histoire nous avons connu des hauts et des bas, et traversé de dures épreuves.
Il y eut des moments où la grandeur d’âme, la lucidité, le discernement et la bonté de cœur de nos pères et grands-pères ont manqué à nos gouvernants.
Il y eut des moments où notre pays n’a pas été fidèle à son Histoire et à ses valeurs; des moments où il a manqué à lui-même, à ce qu’il veut être, à ce qu’il doit être.
Ces manquements nous ont occasionné des revers, parfois graves, et des ratés de parcours.
Nous avons connu: torture, séquestration, emprisonnement arbitraire, exécution extrajudiciaire, parodie de procès, etc. Aucune couche ou composante de notre peuple n’a vraiment été épargnée: les élèves, les étudiants, les ouvriers, les politiques et syndicalistes, et même les militaires dans leurs casernes.
Mais dans ce registre, les événements de 89-91 sont sûrement les plus lourds, les plus poignants et les plus critiques! Il n’y a aucun mot pour décrire la douleur et la souffrance qu’ils ont causées à notre peuple dans toutes ses composantes. Quelle que soit la perception que l’on a de ces événements – répression ethnique ciblée et disproportionnée pour certains, opérations de maintien de l’ordre dans les casernes pour d’autres – leur douleur est ressentie par TOUS! Ils ont touché en profondeur l’âme et l’esprit du peuple tout entier. Tout le monde ressent la même tristesse et la même douleur, et réclame des solutions idoines à ce problème douloureux.
Trois décennies se sont écoulées, et ces événements continuent de nous accabler. Plus que tout, ils ne cessent de nous faire tourner en rond, d’empoisonner l’atmosphère et d’altérer l’unité.
Mais que faire ? Les préjudices du passé sont-ils réparables ? Faut-il criminaliser le passé et le juger ? Si oui, comment, et par quelle voie? Quel sens donner à la justice transitionnelle ? Nous nous posons ces questions, autant que le monde entier se les pose. Elles font l’actualité dans tous les instituts de recherche, et traduisent une prise de conscience mondiale du poids de l’histoire, de la nécessité de « réparer » ses dégâts, et de construire une nouvelle relation avec le passé. En posant ces questions, l’objectif visé est beaucoup plus de “réparer” le présent, plutôt que “d’incriminer” l’histoire.
Nous ne pouvons ni rectifier ni réformer le passé avec ses lots de violence et d’injustice, mais nous pouvons et nous devons «soigner» et « guérir » le présent, et réformer les relations actuelles entre les individus et les composantes de la société.
Dans ce domaine, le monde est entré dans une nouvelle phase avec l’apparition, à la fin des années 90, des « Commissions Vérité ou Équité et Réconciliation » dans plus de 30 pays, notamment en Afrique du Sud, au Maroc, au Rwanda, etc…Avec ces commissions, la “justice pénale” cède le pas à la «justice transitionnelle», dont le but n’est plus de “sanctionner” le passé, mais “d’apaiser les tensions, de vider les poches de douleur et d’amertume, et d’empêcher que le passé ne se reproduise” (Antoine Garapon). Cette nouvelle approche fait de la «réconciliation» son cheval de bataille pour atteindre l’objectif visé, à savoir: faire la paix et reconstruire une société politique apaisée.
Mais aujourd’hui, le monde a tendance à dépasser l’idée de «transition» pour aller directement vers la « réparation ». L’objectif n’est plus seulement “d’apaiser”, mais de « réparer” les torts et les dommages hérités du passé. Cette réparation, pour citer le même auteur, prend généralement 3 formes: symbolique, matérielle et politique.
- La réparation symbolique vise à transcender les événements historiques par des initiatives et des gestes qui expriment le regret et l’engagement de ne plus répéter ce qui s’est passé.
- La réparation matérielle appelle à une compensation financière destinée à réparer les dommages causés.
- La réparation politique se traduit par la recherche des moyens concrets et pratiques pour éliminer les effets des préjudices passés qui continuent d’affliger la société.
En la matière, le droit pénal n’est plus la référence, et la sanction n’est plus l’objectif visé. L’on se tourne désormais vers le “civil” dans l’unique but de réparer les préjudices du passé en compensant les dommages y afférents.
- En revenant au cas spécifique de notre pays et au traitement du “passif humanitaire”, force est de noter que l’État a posé des gestes symboliques forts depuis 2007, matérialisés par la reconnaissance officielle par le Président de la République des souffrances infligées aux victimes des événements en cause. Dans son discours historique du 27 juin 2007, il a exprimé les regrets et les remords de la République et du peuple tout entier. Ce fut ensuite le retour de la première vague de réfugiés, le 8 janvier 2008, et le début de leur réintégration sous l’égide de l’ANAIR. Puis, le 25 mars 2009 intervient à Kaëdi un autre geste symbolique fort: le gouvernement organise en présence du président de la République, une «prière, dite prière de l’Absent» à la mémoire des disparus. Enfin, en 2020-2021 avec le président actuel, des consultations commencent au sujet des compensations matérielles.
S’il est vrai que ces mesures sont positives; elles laissent cependant un goût d’inachevé. Nous devons les valoriser humainement et politiquement à la faveur du climat actuel d’entente et d’apaisement. Le Président Ghazouani a montré sa volonté de résoudre ce problème en l’inscrivant à l’ordre du jour du dialogue national reporté jusqu’à nouvel ordre. De par son tempérament tranquille, sa volonté d’unité, son esprit d’ouverture et de dialogue, Ghazouani est suffisamment crédible et rassurant quant à l’avenir de ce dossier. Il serait dans l’ordre normal des choses qu’il crée une “COMMISSION INSSAF et RÉCONCILIATION (CIR)” composée de personnalités qualifiées au plan moral, juridique et politique, dont la tâche principale sera d’aller vers la paix et la sérénité des cœurs, avec comme mandat:
- de faire la lumière sur ces événements de manière constructive, responsable et objective.
- de rechercher et de trouver les moyens de nature à réparer les dommages psychiques et psychologiques subis par les victimes.
- de veiller à la réparation des préjudices: indemnisation, réadaptation, satisfaction et garantie de non-répétition.
- de (re)prendre le processus de concertation et de dialogue avec les ayants droit pour finaliser le processus de réparation financière.
- de suivre et d’assurer la réintégration dans la fonction publique des anciens fonctionnaires, et leur régularisation administrative ou professionnelle, etc.
Une telle approche est de nature à créer un nouveau pacte national de fraternité et d’unité entre les mauritaniens, et une base de réconciliation entre eux et l’État.
- Enfin, je sais que ces propos seront tournés en dérision par une opinion généralement peu encline à l’action, la modération et la mesure. L’on criera à l’aventure, à l’utopie, au risque de remuer le couteau dans la plaie, de raviver des douleurs enfouies, ou de susciter une guerre des mémoires.
Ce n’est pas totalement faux, mais la rupture est là. De 1992 à 2019 (inclus), toutes les élections qui se sont déroulées ont montré que les populations de « Ghabou » à « N’diagou » en passant par les communes rurales, les départements et les capitales régionales, jusqu’aux faubourgs et médinas de Nouakchott et Nouadhibou ont invariablement voté en majorité contre le candidat du pouvoir. Ce message des urnes, sans cesse réitéré depuis 30 ans, est éloquent, clair et précis. Il invite à RÉPARER, RÉCONCILIER, UNIR!
Mohamed Vall O. Bellal
le 31-12-2022