L’article 93 de la Constitution accorde-t-il au Président de la République une immunité ?
L’article 93 de la Constitution accorde-t-il au Président de la République une immunité qui empêche son jugement par les tribunaux de droit commun ?
Le 29 juillet 2020, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de résolution relative à la transmission des dossiers de la Commission d’enquête parlementaire, qui ne relèvent pas de la compétence de la Haute Cour de Justice, au Ministre de la Justice pour prendre les mesures nécessaires pour le transfert de ces dossiers aux instances judiciaires compétentes.
De son côté, le Ministre de la justice a procédé à la transmission de ces dossiers au Procureur Général auprès de la Cour Suprême. Ainsi, a commencé le processus de mise en accusation de l’ancien président Mohamed Ould Abdel Aziz, suscitant une vaste polémique autour des instances compétentes à poursuivre, enquêter, accuser et, au besoin, juger l’intéressé.
Il y a lieu de noter, ici, que la responsabilité pénale du Président de la République est définie par l’article 93 de la Constitution, qui stipule que le Président de la République n’est responsable des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions qu’en cas de haute trahison.
La Constitution précise ces prérogatives. Ainsi, le Président de la République est le gardien de la Constitution. Il incarne l’Etat, assure le fonctionnement continu et régulier des pouvoirs publics ; il est garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire.
Il exerce le pouvoir exécutif, préside le Conseil des Ministres, détermine et conduit la politique extérieure de la Nation, ainsi que sa politique de défense et de sécurité, nomme le Premier Ministre (PM) et sur proposition de ce dernier nomme les ministres et met fin à leurs fonctions. Il nomme également aux emplois civils et militaires. Il peut dissoudre l’Assemblée Nationale après consultation du PM et du Président de l’Assemblée Nationale, promulgue les lois et signe les décrets à caractère réglementaires.
Il est le chef suprême des armées et accrédite les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires auprès des puissances étrangères. Les ambassadeurs et envoyés extraordinaires sont accrédités auprès de lui. Il signe les traités et les ratifie, il dispose du droit de grâce et du droit de remise ou de commutation de peines, il peut saisir le peuple par voie de référendum, peut décréter l’état d’exception suivant certaines conditions, il décrète l’état d’urgence et l’état de siège.
Il préside le Conseil Supérieur de la Magistrature. Ce sont-là les principales prérogatives du Président de la République auxquelles se réfère l’article 93. En cas de manquement à ces prérogatives, la Constitution précise l’instance d’accusation et l’instance judiciaire pour son jugement.
L’instance d’accusation est l’Assemblée nationale, qui décide par scrutin public et à la majorité absolue de ses membres, et celle de jugement est la Haute Cour de Justice. Au cours d’une émission à la Chaine ElBarlamaniya avec mon confrère docteur Sidi Mohamed Sid’Ebe, j’avais précisé ce qu’il en est de la composition et des compétences de la Haute Cour de Justice, dans les différentes Constitutions qu’a connu notre pays en 1959, 1961 et 1991. J’ai précisé qu’elle est l’instance compétente pour juger le Président de la République, lorsqu’il s’agit de l’accusation de haute trahison, sur la base de violation des prérogatives du président citées plus haut.
Y-a-t-il cependant un fondement juridique à la recommandation de la Commission parlementaire d’enquête concernant la transmission des dossiers à la justice de droit commun, votée par l’Assemblée nationale à la majorité écrasante de ses membres ? Les actes accomplis par le Président de la République à l’occasion de l’exercice de ses fonctions présidentielles, mais dont la finalité est privée, peuvent constituer des infractions pénales, punies par le droit mauritanien.
Les actes appelés par la Cour de Cassation Française « actes détachables » dans une décision du 10 Octobre 2001 sur un arrêt de la Cour de Paris a mis fin à une longue polémique des juristes et des politiciens survenus durant les mandats des présidents français notamment Giscard d’Estaing, Chirac et Sarkozy par la révision de la Constitution Française en 2007.
Dans son article 67, la Constitution précise que le Président n’est responsable devant aucune juridiction ou autorité pendant l’exercice de son mandat. Il peut être suivi un mois après la cessation de ses fonctions.
La législation mauritanienne a donné un fondement à ce cas, à travers l’article 79 de la Constitution, la Convention des Nations unies de lutte contre la Corruption, ratifiée par notre pays, la loi sur la Corruption de 2016 et l’article 27 de la Loi Organique relative à la Haute Cour de Justice.
Le rapprochement entre ces textes, montre que l’article 79 de la Constitution institue la possibilité d’amender la loi fondamentale, lorsqu’un engagement international de la Mauritanie comporte des clauses contraires à elle, afin que les dispositions constitutionnelles soient conformées à la convention internationale. En cela, le législateur mauritanien aura suivi la doctrine du caractère unitaire du droit, c’est-à-dire de l’unicité du droit international et du droit interne, avec la primauté du premier en cas de contradiction entre les deux.
La convention internationale sur la corruption, à laquelle notre pays a adhéré le 25 octobre 2006, fait alors partie de notre arsenal juridique.
Cette convention stipule que sont punis les actes commis par l’ensemble des fonctionnaires exerçant des fonctions nationales ou internationales, tels que le détournement des biens publics, ou l’utilisation abusive de la fonction, le trafic d’influence, l’enrichissement illicite, la corruption, la dissimulation des avoirs illicites ou l’entrave à la justice (articles 15- 44). Elle stipule également le recouvrement des avoirs existants, le gel, la confiscation et la restitution des biens obtenus grâce à des activités corruptives. (Articles 51 – 59).
En application de la convention, notre pays a promulgué, en date du 15 avril 2016, la loi de la lutte contre les crimes en rapport avec la corruption, qui comporte l’essentiel de ladite convention. Cette loi renvoie à des instances de lutte contre les crimes en question dont la Cour des Comptes et l’Inspection Générale de l’Etat et créé des mécanismes dont la Police de lutte contre les crimes économiques et financiers, le Tribunal de première instance chargé des crimes liés à la corruption.
En outre, l’article 27 de la loi organique n°030/2020, modifiant et complétant la loi n°021/2008 du 30 avril 2008, relative à la Haute Cour de Justice dans sa version actuelle et celle de 2008, stipule que « La constitution de partie civile n’est pas recevable devant la Haute Cour de Justice. Les actions en réparation de dommage ayant résulté des délits et crimes poursuivis devant la Haute Cour de Justice ne peuvent être portés que devant les juridictions des droits communs. »
Il est certain que les actes incriminés, qui sortent des prérogatives du Président de la République que nous avons énumérées plus haut, peuvent être du ressort de ces instances, c’est-à-dire qu’elles relèvent de la compétence de la justice de droit commun. Par conséquent, ce que l’on pourrait appeler « actes détachables » aux prérogatives du Président de la République ne sont pas couverts par l’immunité de l’article 93 de la Constitution.
Dr Mohamed Ould Khabaz, Professeur de Droit Constitutionnel à l’Université de Nouakchott